annexe 2 : Padre Pio, directeur spirituel
(par le Frère Laurent Jestin, capucin)
La direction spirituelle

Un chrétien ne vit pas seul sa foi, mais dans l’Église ; et la messe est le point central, la source de cette vie personnelle et communautaire. Il y a aussi une dimension très personnelle de la foi, qui se vit selon l’expérience de chacun, ses activités, ses rencontres, ses joies et ses peines… Et là se posent des questions, on se trouve devant des choix à faire, qui ne sont pas toujours très clairs. Car nous savons bien que ce que nous entendons à la messe, ce que nous lisons dans des livres, etc., ne s’applique pas exactement à notre situation ; on sait bien que l’Évangile est le chemin de vie, mais devant telle situation, on ne voit pas très bien comment le mettre en pratique : à quel texte faut-il se référer ? L’Évangile ne parle pas d’un certain nombre d’éléments de notre vie moderne…
Il est bon alors de pouvoir trouver des conseils, un éclairage, qui nous soient adaptés. Il est bon, et parfois indispensable, d’être accompagné sur notre chemin. C’est cela la direction spirituelle, l’accompagnement spirituel.
Dit autrement :
- La vie chrétienne et spirituelle consiste en la découverte de la volonté de Dieu, à l’accueillir et à l’accomplir.
- Or, nous ne pouvons pas prendre tellement de recul par rapport à notre existence, par rapport à nous-même : pas le temps nécessaire, et surtout impossibilité de sortir de sa vie pour se regarder comme de l’extérieur.
- Le directeur spirituel est celui qui prend ce recul à notre place – ou plus exactement : nous permet de prendre ce recul – et connaît ainsi certaines dimensions de notre vie mieux que nous. Il peut donc nous éclairer sur la volonté de Dieu.
Si l’on peut choisir son directeur spirituel, il est bon de respecter les critère suivants :
- personne reconnue par l’Église, qui a reçu mission de cet accompagnement spirituel ; c’est le cas de tous les prêtres de par leur ordination, ce peut être le cas d’autres personnes (religieux, religieuses, laïcs) ;
- personne dont on sait (dont on sent) que les connaissances et, davantage même, l’expérience personnelle sont sûres ;
- personne avec qui on peut établir une relation de confiance et d’affection spirituelle.
Padre Pio
Padre Pio a été un directeur spirituel exceptionnel. Il l’a été au cours des confessions et d’entretiens particuliers; et le contenu de ces moments plus ou moins longs reste inconnu en très grande partie, et pour toujours. Mais c’était là une direction spirituelle occasionnelle et ponctuelle. Les personnes quittant San Giovanni Rotondo ou même le confessionnal, la direction spirituelle cessait.
Padre Pio a été un directeur spirituel également par le biais de correspondances ; et nous conservons un bon nombre des lettres – parfois toutes – qu’il a envoyées et reçues, dans une correspondance suivie, pouvant durer plusieurs années. Elles ont été éditées (en italien, peu en français). Nous avons ainsi une documentation assez importante, qui :
- nous montre combien Padre Pio fut un directeur spirituel de premier ordre,
- permet de dégager sa « méthode » et les éléments de la vie spirituelle sur lesquels il insistait, non pas dans un conseil occasionnel, mais sur le long terme.
Nécessité de la direction spirituelle
Selon Padre Pio, la direction spirituelle est une nécessité aussi bien pour la personne qui est accompagnée (même si Dieu peut agir par lui-même) que pour le prêtre qui accompagne :
a) pour la personne accompagnée :
Contrairement à ce que l’on pourrait penser au premier abord, plus on progresse dans la vie spirituelle, plus la direction spirituelle est utile. En effet, c’est alors que les tentations de Satan deviennent subtiles, prennent l’apparence du bien. C’est alors que le chrétien vit une expérience qu’on appelle la nuit : avant l’union à Dieu, c’est un temps de purification et d’épreuve (d’une certaine manière, comme le purgatoire avant la vie éternelle…) ; il faut que, dans notre relation à Dieu, disparaisse tout ce qui n’est pas amour. Or, nous nous rendons compte parfois que notre foi est parfois mêlée avec les conventions sociales, avec les habitudes, avec la peur, etc. La nuit, c’est quand ces éléments disparaissent, mais que l’amour ne se fait pas encore sentir, ou qu’il se fait sentir comme un feu qui brûle ces éléments et non comme une eau douce et apaisante.
Padre Pio est d’autant plus persuadé de la nécessité d’un directeur spirituel qu’il a lui-même connu les tentations les plus subtiles de Satan, et qu’il a vécu une expérience de nuit totale, se demandant si Dieu ne l’avait pas rejeté, tellement il ne sentait plus rien de sa présence, mais seulement les attaques spirituelles (et parfois physiques) du diable. Il a eu alors recours à deux Pères spirituels : le Père Agostino et peut-être surtout le Père Benedetto, qui était en même temps son supérieur provincial. L’obéissance au directeur spirituel était comme le dernier rempart contre le mal, et la preuve qu’au fond il cherchait et désirait accomplir la volonté de Dieu.
b) pour le directeur spirituel :
Pour Padre Pio, l’accompagnement spirituel est une exigence qui doit animer tout prêtre ; c’est un service qu’on ne peut pas refuser à une âme. On en voit un signe très clair dans les lettres qu’il écrit aux personnes qu’il dirige : il signe très fréquemment « votre serviteur » ou même « votre très humble serviteur ». Et il ne s’agit pas là seulement d’une formule de politesse, mais de la conscience très vive de sa mission de prêtre.
Plus encore, la direction spirituelle est un rejaillissement, un fruit de sa charité, de l’amour surnaturel qui lui brûle le cœur. Il l’écrit à Raffaelina Cerase — et, chacun à son niveau, nous pouvons en prendre la leçon : « C’est la charité de Jésus Christ qui me pousse ; c’est le désir très vif de votre sanctification. Un tel désir vient de la flamme qui me brûle intérieurement (…) En tant qu’ami et ministre de l’Époux divin, et selon son ordre, j’ai le devoir de veiller sur vous ; je suis empli de son amour jaloux, qui veut que vous restiez pure et lui soyez un jour présentée » (25 octobre 1914).
Padre Pio, un directeur spirituel de premier ordre
Pour rendre compte de la qualité exceptionnelle de la direction spirituelle de Padre Pio, on peut avancer les éléments suivants :
a) La conscience et la volonté très vives de n’être qu’un instrument de Dieu, qui est le seul vrai guide : «Je suis un instrument dans la main de Dieu, et je ne suis utile qu’en étant manipulé par l’artisan divin ».
b) Sa participation à la vie spirituelle de ses dirigé(e)s : Padre Pio résume cette dimension en disant qu’il est « le pauvre cyrénien qui porte la croix pour tous ». il participe aux angoisses et aux joies, aux peines et aux satisfactions de celles et ceux qu’il guide. Cela se fondait sur un rapport d’affection surnaturelle qu’il établissait avec eux : amour à la fois paternel et humble (il dirige l’âme, et il est serviteur de l’âme et du Christ).
Dans le même temps, il était toujours franc et direct, et la politesse qui le caractérisait la plupart du temps semblait alors mise de côté. C’est cela qui a donné à Padre Pio cette réputation d’être rude, brusque, dur, notamment au confessionnal. En fait, c’était une forme extrême de son immense charité et compassion pour les âmes, parfois le seul moyen de les réveiller de leur sommeil ou de les tirer de leur hypocrisie. Mais Padre Pio ne faisait jamais cela gratuitement, et il interdisait à ses confrères de l’imiter sur ce point.
On retrouve aussi ce caractère franc et sincère dans ses lettres, notamment quand il est obligé de répéter plusieurs fois le même avis, ou quand une âme avancée dans le chemin de Dieu reste encore fixée sur un élément matériel très secondaire. Ainsi, il écrivit à Raffaelina Cerase, pour lui dire son désaccord : elle était selon trop préoccupé par la recherche d’un logement plus convenable, les laissant troubler par cela dans sa vie spirituelle : « Je vous dis franchement que votre préoccupation pour cette maison est un peu excessive et je vois tout cela d’un mauvais œil. Je vous demande de modérer cette préoccupation si vous ne voulez pas subir la réprobation de Jésus » (8 avril 1914). Derrière cela, il y a la conviction qu’on ne peut pas vivre véritablement dans la paix de Dieu si on est troublé d’autres activités : l’être humain est un.
c) Une intuition psychologique et spirituelle très vive, consistant en une démarche adaptée aux situations personnelles et orientée vers les dimensions positives de l’expérience spirituelle.
Padre Pio ne donnait jamais tels quels des principes spirituels trop généraux : « Il faut aimer, pardonner… », mais il les présentait en adéquation avec les situations précises, le caractère de la personne. Il y avait là, donc, une intuition et un bon sens psychologique très développés ; mais il faut aussi mentionner les charismes propres qu’il avait reçus : par la grâce divine, son ange gardien, il avait une connaissance surnaturelle de certains éléments cachés ou que les paroles et les lettres ne parvenaient pas à décrire.
L’autre dimension de cette intuition de Padre Pio est qu’il présentait la vie spirituelle plutôt du côté positif que négatif. Ainsi, pour encourager les âmes, notamment quand elles étaient dans la nuit des sens ou de la foi, il n’hésitait pas à leur rappeler qu’elles étaient destinées à l’union divine, que l’Époux divin les avaient choisies. « Jésus veut faire de nous des saints à tout prix, mais plus que tout, il veut vous sanctifier, vous. Il vous en donne continuellement la preuve. Il semble même qu’il n’ait pas d’autre préoccupation que celle de vous sanctifier » (à Raffaelina, Ascension 1914).
Pour Padre Pio, quand on recherche véritablement la volonté de Dieu et qu’on est dans l’obéissance à l’Église, qu directeur spirituel, il est préférable d’ignorer le mal, de le traiter par le mépris, et de se tourner résolument vers le bien, vers la promesse que le Seigneur nous a fait, même si on ne sent pas tellement son amour. Son amour est présent par le désir de sa volonté et par l’obéissance.
d) Un fondement théologique très sûr. Padre Pio ne choisit pas les personnes qu’il dirige, il reçoit cela comme une mission. De la même manière, il ne les guide pas selon ses préférences, mais selon la foi de l’Église et la grande tradition spirituelle.
Cela se caractérisait par les deux éléments principaux suivants :
- une insistance sur les vertus théologales de foi, d’espérance et de charité. La foi : la vie chrétienne a Dieu pour centre et terme, que les vérités de la foi nous révèlent. L’espérance : le Seigneur ne revient jamais sur sa promesse, et il donne les moyens de son accomplissement. La charité : C’est en l’amour de Dieu et du prochain que consiste la sainteté ; et l’amour est le premier pas dans le chemin de sainteté.
- une bonne connaissance de la théologie, de la Bible (notamment saint Paul) et des grands auteurs spirituels. C’est ce qu’il possède, et il invite ses dirigés, autant que cela leur est possible à lire les bons auteurs ; ainsi, il se fâche à plusieurs reprises contre Raffaelina, qui persiste à ne lire que des romans d’édification. Il ira jusqu’à lui envoyer le « Traité de l’amour de Dieu» de saint François de Sales, après lui avoir conseillé de lire l’autobiographie de sainte Thérèse d’Avila, les Confessions de saint Augustin et une introduction à la foi de l’Église écrite par un dominicain français, le Père Monsabré.
En étudiant ses lettres, on se rend compte combien, par exemple, il connaissait bien saint Jean de la Croix, sans doute parce que leurs expériences de la nuit spirituelle sont aussi radicales l’une que l’autre.
e) Ce dernier point ouvre à la dernière des raisons que l’on peut invoquer pour comprendre pourquoi Padre Pio fut un directeur spirituel de premier ordre : il a lui-même parcouru l’ensemble du chemin spirituel jusqu’à l’union parfaite avec Dieu.
Il n’est pas nécessaire qu’un accompagnateur spirituel ait lui-même fait une expérience mystique totale ; par la sûreté de sa doctrine théologique et spirituelle, par son intuition et son bon sens psychologique, il peut aider quelqu’un à discerner l’action de l’Esprit Saint et à déjouer les pièges de Satan. Cependant, une expérience propre augmente, non pas les connaissances, mais ce qui est de l’ordre de leur application aux situations personnelles. De plus, ainsi qu’on a pu le voir entre Padre Pio et ses dirigés, la confiance de ceux-ci vis à vis de lui en a été plus grande : puisqu’il a parcouru le chemin, je peux m’abandonner entre ses mains, ses conseils ne sauraient me tromper. Or, la confiance est bien un élément important de la direction spirituelle.
Et cela indépendamment de son jeune âge : en 1915, Padre Pio a 31 ans ; et dans une lettre à Raffaelina Cerase, il indique qu’il a déjà dépassé l’étape de la purification des sens et de l’esprit, il est dans l’union parfaite avec Dieu (23 janvier 1915).